Lettre à ma mère

Dr RB et misses kālī
9 min readMar 27, 2021
Photo de Rozenn Bahuaud (non libre de droit)

Je suis tombée l’autre jour sur la chanson de France Gall et Michel Berger « Si maman, si » et étrangement, maintenant que je vis avec la maladie, avec l’endométriose, elle a résonné en moi comme jamais auparavant.

Je me suis mise à imaginer la lettre que j’aimerais écrire à ma mère. Non pas qu’elle soit en dehors de ma vie. J’ai la chance d’avoir une maman présente, compréhensive, mon mur porteur comme j’aime la nommer. Je considère plus cette missive à une mère hypothétique, comme une lettre ouverte, comme le miroir de mon ressenti.

Je me rends compte qu’il est laborieux pour l’entourage d’appréhender toute l’ampleur de la maladie. Certes, il y a la souffrance physique, mais aussi l’errance psychologique et le naufrage social et professionnel.

Je vous offre cette lettre, ce morceau de moi, cette intimité que j’ai tant de mal à partager avec les autres en général. L’exercice est compliqué, ne m’en voulez pas trop.

Chère maman,

Il m’est si difficile de faire le bilan de ces dernières années sans une certaine mélancolie. À 20 ans, je voyais tellement de possibles, une page blanche qui me suffisait de remplir à coup de projets, de voyages, d’envies. Rien ne me semblait interdit. J’avançais entre questionnements identitaires et barrières franchies. Je vivais intensément, trop à certains moments. Je me suis pris les pieds dans le tapis un nombre incalculable de fois. J’ai survécu à deux relations toxiques, j’ai souvent mis mon existence en danger, j’étais ce que l’on peut appeler une tête brûlée ! J’ai aussi fait des études, la fête, rencontré des gens formidables. J’ai parcouru des bornes et des bornes pour répondre à mes rêves. C’était un vrai feu d’artifice de bonnes et mauvaises intuitions, la vie quoi !

À 29 ans, j’ai ressenti les premières grosses « crises » de ce mal que l’on ne nomme plus chez les personnes atteintes, mais que l’on impose aux pouvoirs publics. Ces règles si douloureuses qui me clouaient au lit, la tête dans un seau. On en a trouvé des causes hasardeuses à cet état second ! Je vivais au Québec, c’était certainement le stress de vivre loin de chez moi, ou mon corps qui réagissait difficilement au décalage horaire, peut-être le changement d’alimentation aussi. On ne pense pas au pire dans notre famille, donc cela resterait sans nul doute passager. Malheureusement, ma condition s’est dégradée de plus en plus. J’avais des douleurs en dehors des règles, je ne digérais plus et je ressentais cette sensation de reins broyés H24. Je ne dormais plus et je devais encore assurer mes études, mes recherches. Certains amis s’inquiétaient, d’autres s’agaçaient de mon pithiatisme (note de bas de page “1”), tous étaient bien incapables de m’aider.

J’ai découvert l’errance médicale et les violences d’un système de santé québécois à bout de souffle.

J’ai passé 10 h dans des salles d’attente d’hospices sans boire ni manger. Je n’osais même pas me rendre aux toilettes de peur de rater mon « numéro » et de voir mon nom retourner en fin de liste. J’ai aussi découvert le triage qui me promettait, avec mes « douleurs imaginaires », de longues heures de supplice en silence. Cette insouciance et cette joie de vivre, qui me définissaient si bien, s’éteignaient à chaque détour de couloirs glauques d’hôpitaux publics.

Je n’étais que souffrance, et seule Marie-Anne, cette amie rencontrée par le plus pur des hasards, me tenait à bout de bras. Elle était mon salut, cet air qui manquait inlassablement à mes poumons. Sans elle, je ne serais plus là pour t’écrire cette lettre.

Nous avons décidé toutes les deux, ma fabuleuse maman, qu’il était temps que je vienne consulter en France. Vous vous sentiez tellement impuissants, ma chère famille, si loin de moi. Ma souffrance est devenue la vôtre, un peu malgré vous. À partir de ce jour, papa et toi, vous avez été de tous les combats. Je ne vous remercierai jamais assez pour ça.

Pourtant, et sans que vous en soyez la cause, je me sens seule.

J’ai un noyau dur d’incroyables proches qui n’arrêtent pas de bâtir des murs de refend autour de moi. Malgré tout, je me sens tellement seule face à ce mal qui me ronge.

L’endométriose m’a tout volé, elle a noirci la page blanche de mots indéchiffrables qui ne laissent aucune place aux projets ou aux plaisirs de la vie. Chaque action déclenche irrémédiablement une réaction.

De prime abord, il y a ces cellules qui ne cessent d’attaquer mes organes. Curieusement, le fait d’avoir ces corps pas si étrangers à l’intérieur de moi me dégoûte. C’est peut-être bizarre comme sentiment, mais je ne peux pas dépasser cette idée. Quand je pense à ces bestioles cellulaires, je n’arrive plus à déglutir. Il y a également les violences médicales. Chaque jour, elles détruisent un peu plus ce que j’étais et ce que j’aimerais être. Il y a aussi les soins et traitements qui n’en sont pas et ce silence assourdissant de la recherche à notre sujet.

Bientôt, je subirai la 6e opération pour ralentir la propagation de ce monstre qui me bouffe les entrailles, mais rien ne semble le calmer. L’hormonothérapie, la chirurgie, le repos, les prières à des dieux et déesses hypothétiques, rien ne fonctionne, rien ne me soulage. Mon corps est en charpie, mon esprit est un naufrage sans fin.

À écouter certain.e.s, il faudrait penser positif, voir l’endométriose comme un cadeau, vivre sa vie comme si tout était parfait, mais soyons un peu réaliste. Ma vie n’est pas une sinécure. Rien n’autorise celles et ceux qui ne la vivent pas de me juger ou même de me conseiller.

Je ne suis pas un animal blessé, je suis une combattante. Je réponds à chaque attaque avec la force qu’il convient. Je me bats sans relâche. Je suis une Amazone, la Penthésilée de l’endométriose. Je considère véritablement que chaque pas, peu importe sa taille, est un pas vers l’avant. Il m’arrive de baisser les bras, mais je recommence toujours à livrer bataille. Je suis en guerre contre cette maladie. Et non, je ne compte pas déposer les armes pour signer je ne sais quel armistice avec ce Golgoth infâme.

Je suis forte et je profite de cette lettre pour le hurler du plus profond de moi, mais le courage n’est pas le gage d’une existence idyllique, car je perds souvent face à l’endométriose.

Ces défaites sont la pierre angulaire du marasme qu’est ma vie. Pendant 12 ans, j’ai nagé à contre-courant, j’ai fini mon M. A. en anthropologie au Québec en me rendant tous les 3 jours à l’hôpital. J’ai terminé ma thèse de socio-anthropologie en faisant 12 mois de terrain de recherches en Asie (7 mois), en Angleterre et en France. Après chaque opération, échec de traitements, j’ai repris mon activité de chercheuse. J’ai soutenu en 2016 dans un état physique que je ne souhaite pas à mon pire ennemi. J’ai violemment tiré sur la corde, je ne voulais pas rendre les armes. Il le fallait ! Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Avec le recul, la maladie a quand même gagné. Je n’ai pas pu suivre le rythme. Je n’ai pas publié comme le système le demande, je n’ai pas participé à suffisamment de colloques, je n’ai pas pu réseauter. J’ai mangé des claques immenses venant de personnes qui ne soupçonnaient même pas deux secondes la force que j’ai dû fournir pour boucler ce projet. Aucune main ne m’a été tendue.

Après la soutenance, j’ai explosé en plein vol. Mon corps m’a lâché et ma carrière n’a pas eu la moindre chance de décoller. L’endométriose a tué dans l’œuf tous mes projets professionnels. Je peux être fière d’avoir fini ce travail, je le suis, mais après ?

Les répercussions physiques de cette période ont tout balayé devant moi, le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Je ne sais plus.

Me lever de mon lit, marcher, me concentrer plus de 2 h est devenu un supplice. Mes crises sont de plus en plus fortes. Une fête de famille se traduit par 8 jours d’état second, je ne peux plus avoir de vie sociale, les discussions et le bruit m’épuisent, je suis l’ombre de moi-même.

J’ai développé une dépression réactionnelle à force de douleurs, de traitements, d’annonces de récidives et de mauvaises nouvelles. Quand je regarde devant moi, il n’y a rien, je ne vois plus le reflet de projets insensés et jouissifs. Lorsque je voyage, je scrute pour connaître l’adresse de l’hôpital le plus proche et la qualité des soins. Tout tourne autour de ce monstre, car il est en moi et ne cesse de me rappeler à son bon souvenir.

Maman, si tu savais comme je suis meurtrie chaque fois que quelqu’un me demande ce que je fais de ma vie ; chaque fois qu’un.e médecin me dit que c’est psychologique ; chaque fois que je vois une mère serrer son enfant dans ses bras en s’exclamant que c’est la plus belle chose de sa vie ; chaque fois qu’un homme enlace sa compagne ; chaque fois que les proches racontent leur week-end de folie.

Je me sens seule, car je ne me considère plus dans la vie. Je ne suis que le témoin de vos vies et à certains moments, je vous déteste pour cela.

Vous n’y êtes pour rien, mais je dois bien chercher des coupables. Je ne peux éternellement rejeter la faute sur moi. C’est une protection.

Les prochains mois, je vais devoir davantage me battre contre la maladie, contre l’administration, contre les institutions. Je vais devoir encore prouver ma situation à des personnes qui ne cessent de minorer mon naufrage. Je vais devoir montrer patte blanche à des organismes pour que l’État veuille bien m’aider un minimum. Je vais me culpabiliser d’être un poids stérile pour la société, mais aussi pour vous.

Je me sens seule et inutile, et pourtant, étonnamment, je continue d’avancer.

Maman, je ne m’autorise qu’un rêve en ce moment. Je souhaite rentrer en Italie. Mon identité, mes racines sont profondément ancrées dans ce pays et j’ai besoin de me retrouver. J’ai besoin de me prouver que je suis quelqu’un, que je viens de quelque part. J’ai besoin de me prouver que ce n’est pas la maladie qui me définit.

Cette lettre, ce cri que je t’écris aujourd’hui est dur, lourd de sens et c’est bien la première fois que j’ose le verbaliser. Contrairement à ce que je pensais, je ne suis pas soulagée, je culpabilise déjà des répercussions que cela va avoir sur toi, sur vous, sur celles et ceux qui vont me lire.

Je veux quand même te rassurer, je continue d’avancer, un pas après l’autre et mon rire résonne toujours. J’arrive même à trouver de la beauté dans le peu, le minuscule. J’ai mes amies et amis handis, des combats collectifs à mener. Maintenant, je vais tenter de dire que je suis autrice et militante à celles et ceux qui s’intéressent tellement à ma carrière professionnelle. Mon avenir est encore un brouillard très dense quand je regarde devant moi. Néanmoins, j’en viens à espérer qu’un jour, je me sentirai utile à quelque chose. Que je serai moins seule face à tout ça.

Le monstre ne disparaîtra pas, mais je rêve que bientôt, il se sentira seul et inutile à ma place.

Mamie me disait souvent : la roue tourne ! J’attends avec patience et parfois désinvolture.

Je t’aime ma petite maman.

Dr RB et misses Kālī

1 « Ensemble de troubles non organiques que l’on peut reproduire ou faire disparaître par suggestion. Le pithiatisme est considéré comme partie intégrante de l’hystérie ». Dictionnaire Antidote

Ce texte a été écrit il y a plusieurs mois, cette intimité, mon état de santé font que je n’ai trouvé la force de le publier qu’aujourd’hui. Depuis j’ai subi cette 6e opération et la douleur est toujours là. J’avance, toujours, irrémédiablement.

Par Dr RB et misses Kali

Docteure en socio-anthropologie (Dr RB), je suis atteinte d’une endométriose sévère (Misses kālī), diagnostiquée en 2008. Plutôt cash parfois trash, je suis un lance-flammes. J’ai une passion pour la littérature, l’écriture, la photo, le rock, le rhum et l’Italie (il mio sangue)

Ma devise : « La più sorprendente scoperta che ho fatto […] è che non posso più perdere tempo a fare cose che non mi va di fare! » Sorrentino, « La grande bellezza »

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Dr RB et misses kālī

Docteure en Socio-anthropologie, militante pour la reconnaissance de l’endométriose, antivalidisme,