J’accuse
Les rendez-vous se suivent et se ressemblent inéluctablement dans l’endométriose. Il y a comme une accélération du temps, un time-lapse dans lequel nous serions en suspens. On écoute, on saisit, on digère et on recommence. Tout va très vite, trop vite, il y a une certaine urgence dans cette maladie à la compréhension relative.
Nous ne sommes pas réellement acteurs, mais plutôt témoins d’une chorégraphie bien rodée par le système médical. La mise en place d’examens invasifs, chers qui seront interprétés, analysés et parfois inutiles. Après avoir été écartelé, après que chaque orifice a été contrôlé et que la douleur a été mesurée à base de pression, contorsion, et autres supplices, le verdict tombe avec une approximation toute effective suivant le soignant et son degré d’attachement au diagnostic juste.
D’un côté, il y a l’incapacité médicale à trouver une solution, ce qui dans le temple du savoir se traduira inexorablement par la mise en doute de la parole du patient et sa mise au pilori du tout psychologique. Et de l’autre, il y aura l’acharnement d’un individu ou d’une équipe peut-être imparfait, mais qui donnera tout pour enfin vous soulager du joug de cette infamie.
Il y a le choc du diagnostic, les mots qui blessent comme des couteaux acérés, puis sa libération, car vous pouvez l’imaginer, le poids des années d’errance médicale (7 ans en moyenne) s’envole de la même manière que le disque lancé par Mélina Robert-Michon aux Jeux olympiques de Rio en 2016. Quand enfin le nom est posé sur ce mal qui nous ronge les entrailles, mais aussi chaque muscle, chaque nerf, chaque tendon. Nous attaquons alors la valse à 4 temps des traitements. Soulagés de savoir, soulagés d’être entendus, nous acceptons tout dans une délectation orgasmique que notre parole soit enfin devenue d’évangile. Comme tout prêche convenable, il nous est vendu une histoire incroyable faite de rebondissements, d’autocongratulations du soignant et de guérison.
« Ne vous inquiétez pas bonnes gens, nous avons la connaissance, rien ne restera sans solution ». Un coup d’hormones par ci, un coup de bistouri par là et vous pourrez enfanter au même titre que la poulinière Qerly Chin.
Le tableau dressé est un Manet. Tout semble idyllique, l’herbe est verte, les femmes sont nues et les couvertures jonchent le sol en attente de ce pique-nique tant désiré, car tout ce que l’on espère en tant que femme cis (sans oublier d’exclure les hommes trans, les lesbiennes, les non-binaires, etc.) est de pouvoir pondre la 8e merveille du monde et satisfaire sexuellement l’homme providentiel.
Tout s’enclenche très vite, le rythme est toujours aussi soutenu, il n’y a pas à réfléchir, cette maladie est bénigne. Nous glissons alors sur la vague, confiant de notre guérison future et pensant déjà aux blagues qui finiront de ponctuer ce mauvais moment. Les traitements sont lourds, les effets secondaires à foison. La prise de poids, la perte de cheveux, les dents qui se déchaussent, les nuits blanches, les bouffées de chaleur, les douleurs dans le corps, les montagnes russes émotionnelles, mais tout va bien. Ça sera bientôt qu’un triste souvenir. Les 6 heures (minimum) en salle d’opération, le réveil éprouvant, les nausées, seront envolés, mais sans oublier de sourire, car rien ne vaut d’être vécu s’il ne baigne pas dans le validisme le plus parfait.
Nous ressortons de tout cela telle Kim Kardashian au saut du lit. Notre entourage nous trouve tellement courageux, tellement forts et tellement combatifs. Nous sommes tellement incroyables qu’un mois après l’intervention nous reprenons nos activités là où nous les avions abandonnées. Nous effaçons toutes les traces que la maladie a laissées sur notre corps. Nous continuons les hormones pour stabiliser tout ça, une bonne ménopause chimique à 30 ans, c’est un peu la cerise sur le gâteau. Tout cela n’est pas grave comme me l’explique ma collègue de bureau, « C’est correct, tu as été opérée, tu vas arrêter de nous faire chier avec ton machin ».
Puis un soir, tu rentres de ton laboratoire de recherche, tu discutes avec ta colocataire et tu sens un truc chaud couler le long de ta jambe. Tu te rends dans la salle de bain et tu vois du sang, pendant 2 secondes, tu te dis « Chouette, la ménopause est finie, j’ai mes règles ». Finalement, c’est quand même intense comme règles, en 2 heures, tu passes 10 serviettes périodiques et là tu penses que tu vas crever.
La sensation que tu ressens à cet instant-là est inexplicable. Il y a un truc en toi qui vacille. Tu ne comprends pas, on t’avait annoncé que tout irait bien, que tu étais guérie. Sans crier gare, le rythme s’accélère, tu recommences les batteries d’examens, la valse à 4 temps des traitements, la douleur te vrille les organes et elle brise tes rêves. Tu perds le contrôle, la temporalité, l’espace, plus rien ne t’appartient, et au milieu de ce brouhaha de souffrance, de violences médicales, tu entends ce mot qui n’avait pas lieu d’être dans la prise en charge de cette maladie bénigne et qui résonne en toi comme les cloches de feue Notre-Dame : Récidive !
À l’intérieur de toi, tout se brise. Ton esprit est en charpie, ton cœur est lacéré à coup de canif. Tu es une bombe à retardement et le tic tac, tic tac, rythme les réactions artificielles que tu mets en scène pour rassurer tout le monde et surtout ne pas sombrer. Non parce qu’il ne faut pas déconner, tu as une réputation d’amazone chevauchant le danger à tenir.
Tu es repartie pour un tour, mais « Tout va bien », te dit-on. C’est juste que le chirurgien a dû louper un foyer d’endométriose au milieu de toute cette mélasse d’organes flottants dans tes entrailles. Comme tu ne sors pas de la dernière pluie et ta mère non plus, vous décidez conjointement d’aller voir ailleurs si l’herbe n’est pas plus verte.
Te voilà de nouveau dans les examens intrusifs, les traitements que tu ne donnerais même pas à ton cheval et les petites tapes dans le dos du corps médical qui trouve que « Ça va, tu n’as pas un cancer non plus ». C’est incroyable la manière dont tu t’accroches à ta vie dans ces moments-là. Comme si ta santé en dépendait, comme si garder le cap promettait une guérison rapide au même titre que quand tu poses, plein d’espoir, ta main sur la tombe de Saint-Antoine de Padoue, il va forcément y avoir un miracle. Ce n’est pas possible autrement.
Tu fais tout ce que l’on te dit. Tu donnes le change auprès de la famille, des amis, des profs, des patrons et collègues, même si intérieurement tu as l’impression de livrer la bataille de Salamine. Le problème à force de tout donner est que tu t’épuises. Tu tiens sur les nerfs. Tes nuits sont aussi douces que la prise de la Bastille, tes pensées aussi lumineuses que les catacombes dans les sous-sols de Paris. Tu t’enfonces lentement, mais sûrement à chaque douleur, à chaque nouveau symptôme. Les traitements finissent de t’achever et tu te retrouves, en moins de temps que de l’écrire, une charlotte sur la tête, nu comme un vers sur une table froide où tout un tas de petites abeilles en blouses blanches s’affairent à organiser ton sacrifice.
Et cette boucle temporelle ne cesse de se répéter, tu deviens le Bill Murray d’Un jour sans fin, et tu supplies de ne plus voir cette putain de marmotte envahir ton quotidien. Après chaque opération, tu te dis que c’est le premier jour du reste de ta vie. Tu y crois, puis plus le temps passe, plus la liste des symptômes se rallonge (fatigue chronique, neuropathie, crise digestive, douleurs 24 h/24 à 8 sur une échelle de 10, nouvelles atteintes, dépression réactionnelle), et plus le poids de la maladie dans ton existence est destructeur.
Tu perds tout, ta vie, tes rêves, tes espoirs. C’est le néant total, le neuvième cercle de l’enfer de Dante. Tu te dis que tu ne peux pas tomber plus bas, puis après des mois de culpabilisations de ne plus pouvoir travailler, de ne plus pouvoir faire un repas entre amis, de ne plus pouvoir assurer ce qui faisait toi, de « profiter » du système en vivant aux crochets de l’état, tu décides (après 2 ans et demi de thérapie) de faire reconnaître ton handicap auprès de l’administration. ALD, dossier MDPH, assistante sociale, tu attaques un marathon qu’il t’est impossible de mener à terme, tellement le système nie jusqu’à ton existence.
L’ALD refusée, recours, MDPH, on te donne la qualité de travailleur handicapé alors que tu ne peux pas bosser, mais pas l’allocation adulte handicapé. Tu es au RSA, en grande précarité. Tu ne peux plus te soigner correctement, entre chaque dossier, refus, recours. On t’enlève l’utérus, une partie de l’intestin, ta neuropathie est si violente que tu te traînes une canne pour tenir debout. Pourtant, on refuse toujours de t’accorder le statut que te permettrait au moins de ne pas rester éveillée toutes les nuits en te demandant quel sera ton avenir sans travail, sans retraite, sans biens, sans enfant, sans rien, parce que la réalité de notre maladie dans les cas les plus graves c’est tout cela à la fois.
Cette dystopie digne de Ray Bradbury peut être plaisante à lire, si certains d’entre nous n’avaient pas à la vivre et c’est pour ça qu’aujourd’hui, comme l’avait fait Zola en son temps, j’accuse !
J’accuse les gouvernements successifs de n’avoir jamais pris en considération la gravité de notre état de santé, la gravité de notre précarité, la gravité de notre invisibilité. Aucune des lois votées ces dernières années n’a tenu compte de nous. Nous sommes des sous-individus sans citoyenneté.
J’accuse le milieu médical de n’avoir jamais cherché plus loin que l’infertilité dans cette maladie qui se veut évolutive, invalidante et destructrice. De n’avoir jamais entendu notre souffrance, nos douleurs, notre expérience personnelle de la maladie. D’avoir nié notre endométriose jusqu’à nous traiter d’hystériques, de patients psychotiques et de ce fait, d’avoir nié notre capacité à évaluer notre état de santé. J’accuse certains d’entre vous, trop nombreux, de nous avoir violentés physiquement et psychologiquement.
J’accuse les associations de malades d’avoir joué le jeu du corps médical, des gouvernements en niant les cas graves de notre maladie. D’offrir uniquement une vision romancée de notre quotidien où nous serions tous guéris et parents d’une tripotée d’enfants. Je vous accuse d’avoir invisibilisé les hommes trans, les non-binaires et les lesbiennes pour vendre cette image misogyne et patriarcale du couple hétéronormé auquel on offre une nouvelle sexualité et la fertilité qui va avec.
J’accuse certaines malades qui ont profité de cette manne pour vendre leurs conseils à prix d’or, pour véhiculer une représentation complètement perchée de l’endométriose en nous imposant l’idée d’une maladie se développant chez des femmes qui nient leur féminité. Vous nous infligez du réenchantement vaginal, du coaching pour réactiver notre féminité, des plantes et des pierres pour guérir, de l’éducation sexuelle pour redonner satisfaction à notre conjoint. Nous nous retrouvons à baigner dans le charlatanisme le plus total où se perdront forcément les personnes fragilisées par la maladie.
Je m’accuse d’avoir trop longtemps laissé les gens me broyer, me piétiner, me violenter et aujourd’hui, il n’est plus question que le silence me soit imposé à coup de culpabilité.
Nous sommes les héros de ce monde, nous sommes Hercule et ses Douze travaux, nous sommes des guerriers, des humanistes. Ce que nous traversons ne devrait jamais être une honte. Cela ne devrait jamais se retourner contre nous. On devrait nous porter à bout de bras, nous lancer des fleurs, nous soutenir nuit et jour face aux combats que nous menons.
Nous sommes des survivants.
Ce texte se veut ouvert à tout le monde.
Le choix du masculin dans ce texte a pour but d’intégrer les hommes trans et les personnes non binaires à mes propos. L’usage du point médian n’a pas été retenu ici. En effet, certaines personnes (selon leur handicap) peuvent avoir des difficultés à lire le contenu.
Ce choix ne sera pas, cependant, la norme dans tous mes textes puisque le combat contre l’endométriose passe aussi par la compréhension de la place du genre dans l’invisibilisation de la maladie et dans les maltraitances médicales.