Endométriose et Happycratie

Dr RB et misses kālī
7 min readFeb 11, 2021
Photo Rozenn Bahuaud (non libre)

Cet article va se pencher plus particulièrement sur l’acte de colloque rédigé par Léna Dormeau (Chercheuse indépendante en Philosophie politique et sociale, membre associée Laboratoire PREFics, EA 7469, Université Rennes 2) : Histoire d’émotions néolibérales : pédagogie d’une émancipation individuelle, dialectique d’une aléniaton collective (2019 : 129–149).

Depuis quelque temps, dans le milieu associatif endométriosique, nous voyons apparaître un certain nombre d’offres de traitements alternatifs. Celles-ci passent par la reconnexion à notre féminité et à notre utérus, mais aussi par la considération que la maladie est notre alliée, voire une chance. Il y a une injonction plus ou moins flagrante à repenser la maladie uniquement dans l’apport avantageux de celle-ci dans nos vies. Pour comprendre d’où vient cette injonction de la pensée positive, cette course effrénée au bonheur, au bien-être, nous allons nous appuyer sur les échanges ayant eu lieu lors de la XXVe édition du colloque de l’AÉDDHUM : « Histoire d’émotions : saisir les perceptions, penser les subjectivités » et sur l’acte de colloque rédigé par Léna Dormeau.

Avant de pouvoir faire le lien avec l’endométriose, nous allons tenter de définir les concepts qui rentrent en jeu dans l’analyse de ces nouveaux mouvements de développement personnel largement imposés aux endométriosiques.

Le biopolitique de Foucault

Foucault fut un des premiers à vraiment développer cette question de gouvernance par les corps. Comme nous l’explique Léna Dormeau dans son article, le biopolitique de Foucault peut être défini de la même manière qu’ « une technique de gouvernement de la société disciplinaire [la société capitaliste] qui a pour objet de socialiser les corps sous leurs formes productives » (p.132). Les prescriptions et interdictions sont mises en perspective pour normaliser, déconstruire les déviances pour que l’individu réponde à la « politique des corps » imposée par le pouvoir. Au regard du néolibéralisme, le « biologique, le somatique, le corporel » de Foucault disparait pour laisser place au « psyché » qui devient la nouvelle « force productive ».

Le Psychopolitique de Han

Le philosophe berlinois Byung-Chul Han le nomme le psychopolitique. Pour lui et selon Léna Dormeau, « la discipline du corps a cédé place à l’optimisation mentale » (p.132).

Léna Dormeau nous explique que pour Han :

l’essor du développement personnel — avec son lot de coaching, séminaires de bien-être et autres ateliers de motivation — participe d’une logique du succès commercial quantifiable, dont la nécessité découle principalement de contraintes systémiques plutôt que d’une volonté profonde d’émancipation individuelle, ou pour le dire autrement, du souci de la “vie bonne”. (P.133).

L’individu devient alors, dans ce système de gouvernance, l’acteur de sa propre subordination. La « performance individuelle, l’optimisation de soi, la découverte de son moi intérieur » devient intrinsèquement la perpétuation d’un système « d’aliénation collective annoncée ». Les émotions négatives qui n’apportent rien à cette structure doivent être éradiquées pour ne pas gâcher la maximisation de l’organisation néolibérale.

Ce régime de domination est alors bien plus subtil que le biopolitique, puisque l’individu s’impose personnellement le rapport de domination. Il l’intériorise.

L’happycratie de IIlouz et Cabanas

Léna Dormeau reprend le concept « d’happycratie » d’Illouz et Cabanas qui diffère de la tyrannie du bonheur par le fait que « le pouvoir s’impose via l’injonction au bonheur ». C’est « une nouvelle injonction à se gouverner soi-même au nom du bonheur » (p.139).

Au regard du travail de Han, d’Illouz et Cabanas, l’autrice relève que nous sommes proches d’une « ontopolitique. C’est-à-dire une appréhension quasi intégrale de ce qu’est une existence citoyenne, ayant pour seule finalité de régir les comportements humains les plus quotidiens » (p.141). Néanmoins, pour elle, l’autoaliénation serait en grande partie de « nature affective ».

Le capitalisme néolibéral laisse entendre une certaine liberté dans les pratiques tout en imposant sa domination par la création d’un « cadre sur mesure » dans lequel l’individu se soumettra volontairement.

C’est « au point de contact entre la volonté d’asservissements et la soumission librement consentie que se loge la compréhension de l’individu-sujet néolibéral » (p.143).

Il y a d’une part, l’injonction aux individus de « s’auto-contrôler ». Et d’autre part, l’imposition « comme puissance, les émotions, les désirs et la performance comme champs des possibles illimités », la condition sociale et humaine devient une norme.

La pathologisation des émotions négatives

Comme l’explique Illouz, Cabanas et Han, il y a, de ce fait, une « pathologisation des émotions négatives ». Dormeau voit en cette « positivité intériorisée » de l’ontopolitique, une « violence destructrice ».

En nous permettant de devenir des machines à positiver, des tyrans de la dysfonction, traquant l’anormal de façon pathologique, le capitalisme néolibéral détruit l’âme humaine, dont chaque individu est l’exécutant, normant ainsi la destruction collective. (p.146).

Le bien-être comme Norme ?

Lena Dormeau s’interroge sur l’idée intrinsèque que le bien-être puisse être une norme. Pour elle, toute manifestation émotionnelle peut être jugée comme quantitativement excessive, car l’individu ne s’épanouissant pas dans un état de « complet bien-être » est inévitablement malade » (p148). Et de conclure sur la théorie que le bien-être serait effectivement la norme et qu’elle serait « produite par les nouvelles technologies du pouvoir ontopolitique », même s’il semble encore précoce pour le définir précisément.

Lena Dormeau envisage donc dans son article que nous ne serions jamais sortis de la société hygiéniste et que « le capitalisme néolibéral en assure indéniablement sa pérennité, via la volonté de bien-être individuel, dans ce mouvement dialectique d’aliénation collective avancé » (p. 148).

Au regard de l’endométriose

Cet article a eu un fort écho dans l’analyse que je mets en place depuis un certain temps sur la compréhension sociale de notre pathologie. Je ne vous apprends rien en pointant du doigt la prolifération de nouveaux coachs, de thérapies holistiques, de billets de blog ou autres conférences ayant pour sujet le bien-être des endométriosiques.

Nous devons pardonner à notre utérus, redécouvrir notre féminité, notre moi-intérieur, nous devons accepter la positivité ancrée dans notre maladie. Il y a une véritable injonction à soigner nos émotions, notre psyché pour considérer l’endométriose comme un cadeau. Cette injonction performative intègre complètement cette happycratie, ce pouvoir ontologique.

Nous devons évacuer l’anormal, construire du normal avec l’anormal pour pouvoir incorporer au mieux ce capitalisme néolibéral contemporain. On se doit de cacher notre souffrance, notre invalidité, notre incapacité et cela à coups d’acceptations qui n’en sont pas. On nous laisse entendre qu’en pardonnant, qu’en admettant notre état, notre vie sera meilleure, néanmoins, l’acceptation n’en est pas une, c’est une autoaliénation pour « rentrer dans le monde » (Goffman).

En regardant de plus près, cette recherche du bien-être n’est qu’une façon décorée d’imposer une domination systémique. Tu seras ce que la société attend de toi, tout le monde se fout de savoir si cela te rendra heureux. Et pourquoi pas, puisque depuis ton plus jeune âge tu intègres toutes ces normes sans réellement t’en rendre compte.

Pourtant, il est assez clair qu’au cœur d’une pathologie comme la nôtre, les normes s’effritent, nous perdons en performance, en productivité, notre corps, d’un point de vue biologique, somatique, s’étiole et nos émotions volent en éclats. Il y a forcément une reconstruction à mettre en place, mais celle-ci doit-elle toujours se situer dans le cadre créé sur mesure ?

Il est intéressant d’observer que lorsqu’un malade ne répond pas aux injonctions au bien-être imposées par les soignants ou les associations, coachs, etc., on voit s’installer tout un processus de violences psychologiques.

Cela passe par la culpabilisation (nous refusons de guérir, nous sommes responsables de notre état physique), par la menace (vous n’irez pas mieux, voire ça s’aggravera), par l’exclusion du groupe des endométriosiques au sens large et parfois par un placement d’office en hôpital psychiatrique. Si tu n’intègres pas la norme, tu es malade et si tu es malade, on doit te soigner à coup d’anti-dépresseurs. Cette happycratie devient hégémonique, elle nous enferme dans un système qui n’est pas sculpté pour nous et cette injonction au bien-être est souvent bien plus destructrice que prévu puisqu’elle est excluante.

Il y a, de ce fait, deux catégories de malades : le bon et le mauvais. Le bon sera proclamé, on le partagera sur les réseaux sociaux, on en parlera au JT à 20 h, les valides le trouveront tellement fabuleux, tellement combatif. Il intégrera les imaginaires collectifs du malade performant. Le mauvais sera invisibilisé, critiqué, il sera la honte de sa famille, les gens lui tourneront le dos parce que ça va, mais il est toujours entrain de se plaindre. Les valides verront en lui la maladie et l’échec. Le validisme est-il le nouveau pouvoir hygiéniste, la nouvelle norme systémique ?

La question est de savoir maintenant si le malade se doit de rentrer dans le cadre ou s’il se doit d’imposer sa présence à la société en employant des actions militantes comme Act Up Paris a pu le faire pendant les années 90/2000.

Quelle est la position de la désobéissance civile dans ce pouvoir ontopolitique, hygiéniste qu’est le capitalisme néolibéral ? Quels sont les recours, actions que les militantes endométriosiques pourront mettre en place pour qu’enfin les mauvais malades deviennent la référence dans un système de gouvernance réfléchi par eux et pour eux ?

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Dr RB et misses kālī

Docteure en Socio-anthropologie, militante pour la reconnaissance de l’endométriose, antivalidisme,